Au fil des traductions des essais de Tim Ingold, les lecteurs découvrent un penseur majeur de notre époque, comme le confirme ce recueil d’essais où ce dernier élabore une socioécologie comparative.
Voici un ouvrage que tous les lecteurs intéressés par les travaux de Tim Ingold, et ceux qui ne le connaissent pas encore, se doivent de lire. Les jeunes éditions Asinamali (auxquelles on doit déjà, entre autres, une traduction du livre inclassable de Carmine Mangone, Glisser une main entre les jambes du destin, et une traduction du livre d’Alberto Giovanni Biuso, Anarchisme et anthropologie) publient ces jours-ci un volume élégant, de petit format, réunissant un ensemble de textes fort bien choisis (de 1994 à 2013), dans lesquels Tim Ingold élabore dans toute leur originalité les principes fondamentaux de son anthropologie sociale. Et la lecture de ces textes est des plus stimulantes.
Pour une anthropologie écologique
Faut-il présenter Tim Ingold ? Tim Ingold est une figure de l’anthropologie mondiale. Son parcours intellectuel présente d’autant plus intérêt qu’il a connu des bifurcations et des réorientations assez significatives, conduisant l’auteur à explorer des domaines où on n’a guère l’habitude de voir s’aventurer des anthropologues. Comme il le dit, dans l’avant-propos du livre ici chroniqué : « En trente ans de recherches, j’ai changé d’avis ». Chez Ingold, l’on trouvera bien entendu des études de terrain (sur les liens de parenté, les mécanismes de micropolitique, les troupeaux de rennes, etc.), surtout dans ses premiers ouvrages des années 1970 et du début des années 1980 où la frontière entre anthropologie et ethnographie est encore mal dessinée. Mais assez rapidement, ce sont des écrits très différents que l’auteur fera paraître, dans un geste de rébellion contre ce qu’il a appelé « the collapse of anthropology into ethnography », caractéristique, selon lui, de l’anthropologie de son époque. Dès le milieu des années 1980, Tim Ingold s’emploiera à réhabiliter la philosophie, et forgera alors une méthode qui ne ressemble à aucune autre, faite d’hybridation et de tissage, mêlant sciences de la nature et sciences humaines. En une quinzaine d’ouvrages, il est parvenu à édifier une œuvre insolite d’anthropologie écologique aux perspectives extrêmement larges, où des réflexions vertigineuses sur le thème de la ligne prennent place aux côtés de spéculations sur l’art de tresser un panier ou encore aux côtés d’analyses fort précises sur le métier d’architecte.
Mais le cœur de la pensée de Tim Ingold se trouve dans la théorie qu’il défend d’une anthropologie sociale élargie aux espèces non humaines, laquelle implique de modifier en profondeur la conception que l’on se fait de l’anthropologie pour la conduire, comme le dit le sous-titre, « au-delà de l’humain ». C’est ce programme remarquablement ambitieux que déroule l’auteur dans les sept essais ici réunis.
De la singularité humaine
Le premier, intitulé « Humanité et animalité », pose le difficile problème de savoir comment caractériser la singularité humaine. Tim Ingold oppose deux théories : la première, inspirée par la philosophie des Lumières, reconnaît à l’homme la possession de droit divin d’attributs uniques (la raison, le langage, la capacité d’autoréflexion, etc.) qui lui donnent la capacité de transcender le monde naturel ; la seconde, qu’il renvoie à Raymond Lulle, définit l’humanité par la capacité que les êtres humains ont à construire une existence commune. « Leur humanité », écrit-il, « n’est pas donnée d’emblée comme une condition a priori, mais émerge comme le résultat d’une production – à laquelle ils continuent par ailleurs de travailler toute leur vie sans jamais parvenir à une conclusion. Pour Lulle, les humains ne sont pas des êtres mais des devenirs jetés dans un processus de cocréation perpétuel, définitivement inachevés alors même que l’histoire suit son cours ». Dans le premier cas, l’être humain se définit par son appartenance à un taxon biologique (Homo sapiens) : c’est « être humain » (human being) ; dans le second cas, il se définit par sa condition : c’est « être un humain » (being human).